mardi 15 novembre 2011

la zac

 
Sarah Kéryna

La zac (Extrait de Samedi je m’en irai, texte en cours, inédit)



Parce que septembre approchait, et parce qu’il fallait bien rentrer, le cœur lourd, la voiture débordante, on regagnait la ville.
Comme on partait tard dans la journée, on arrivait tard dans la nuit.

Aux abords de l’immeuble, les chats, embusqués sous les sièges, surgissaient avec force  miaulements impatients et joyeux.
Ma mère garait la voiture sur le parking.
L’air était chaud et collant comme du plastique fondu, stagnant, immobile.


Quand on rentrait chez nous, ma mère mon frère et moi, on était déboussolés, abattus.
On se disait:  On va partir l'année prochaine, on quitte la ville, on quitte la région. 
On rêvait d'un endroit plus vert et plus calme, on rêvait d’une maison, grande, avec des meubles en bon état, une terrasse, un jardin où manger dehors et inviter des amis, et la nature autour.

Nous en parlions dans la cuisine avec enthousiasme, nous faisions des plans, nous retournions la situation dans tous les sens, nous épuisions tous les recours, jusqu'à abandonner, vaincus, déçus, rattrapés par la réalité :
L’espoir, pour mon frère ma mère et moi, d’une vie meilleure n’existait pas.

Nous étions condamnés à partager les murs d'un immeuble HLM, avec ses vieux meubles décatis et les cafards dans la cuisine.
Nous étions trop pauvres pour habiter dans une villa, pour nous payer des meubles, pour avoir des objets de valeur à la maison.

Nous étions trop pauvres, et ma mère était seule.

A la campagne, dans le massif central, dans la maison-école, on avait de l'espace.
Ma mère cultivait son jardin.
Les voisins l’appréciaient. On l'aidait. On vivait avec peu. Elle avait ses plages de solitude.

J'aurais pu en tirer des récits durassiens : Ma mère penchée au-dessus du jardin, les mains pleines de terre, les journées dans les arbres, les poules dans la cour, et puis un jour cet exil dans la ville,
les livres entassés dans notre F4, bien conçu, pratique, grand, mais pas prévu pour les familles d'intellos chargées d'atlas et d'encyclopédies, de souvenirs, d'objets de mille années de vie.

Il est probable que la vie à la campagne dans la durée serait devenue difficile: petits collèges de petites villes à bas niveau scolaire. Cars de ramassage. Isolement.
Je n'aurais pas fait de solfège, ni de chant.
La ville, pour ça c’était mieux.
Mais on avait perdu l'espace.

On était dans les cages à poule pour classe moyenne.

Notre immeuble, c'était un village. Un immeuble de femmes seules qui se relayaient le matin pour accompagner les enfants à l'école, et le soir pour aller les chercher.
Si un problème advenait, elles s'entre-aidaient.

Mes copines du collège étaient des arabes qui vivaient dans mon quartier, on faisait le chemin ensemble pour aller au collège, nos devoirs ensemble, je parlais arabe avec elles, et le jargon des cités aixoises.

Mes copines arabes du quartier avaient des appartements propres et bien briqués.
Les gens cultivés et aisés avaient de belles maisons et de la place pour mettre leurs livres.

Chez nous, les livres traînaient partout.
On avait trop de choses.
Pas de place.

On était comme des exilés.
Décalés.

On était des déclassés.

Et on ne pourrait jamais ranger la maison.

L'adolescence c'était: Genesis, Dire Straits, Simon and Garfunkel, Tracy Chapman, Bob Dylan, U2, les Doors, Francis Cabrel, Patrick Bruel, Chopin, Bach par Glenn Gould, c'était Jonnhy Clegg and Savuka, c'était Noir Désir, Niagarra, Bernard Lavilliers « Nous étions jeunes et larges d'épaules », Tanika Tikaram « More than twist in my sobriety », c'était les Beatlles, c'était Maria Callas, c'était les Silencer, Seanad O' Connor, la Mano Negra « Gayaquil City » en boucle. C'était la musique écoutée sur les cassettes, sur les walks- man dont on usait les piles et qu'on mettait à fond à se faire péter les oreilles. C'était « If I could find words, to tell you I'm sorry » des Christians, « Aimer d'amour, c'est aimer comme moi je t'aime » de Boule Noire, c'était « It's on you, it's about the time », c'était Tina Turner et Tears for Fears, c’était Pink Floyd le matin très tôt en marchant vers l’arrêt de bus pour aller au lycée.
Le concert de Jonnhy Clegg, avec maman, Maxime et Bernard. Bernard, déjà malade. Il devait mourir quelques mois plus tard. La thyroïde. Tchernobyl.

C'était ça aussi la Z.A.C et les histoires de voisins.

Et ma mère disait:
J'en ai marre de cette baraque!
Je vais faire venir quelqu'un pour mettre des planches. Je vais payer. Quand on paye, on a ce qu'on veut.


                 Extérieur jour. Clameurs

C'est fini?/ Non/ Ça a commencé?/ Non/ C'est quand la vraie vie?/ C'est quand qu'on arrive?/ On aura pas de retraite/ On vieillira dans la misère/ 
On aura des maladies à cause de la cigarette et de l'alcool/ à cause de ce qu'on a mangé/ de ce qu'on a respiré/ à cause des ondes éléctro-magnétiques/ On pourra jamais prouver le lien entre la tumeur au cerveau et le forfait milliénium/ On crèvera lentement/ seuls/ sans enfants/ sans avoir mené à bien nos projets/ sans avoir même commencé à vivre/ on crèvera dans l'anti-chambre de la vie/ sans avoir cotisé/ sans avoir eu de vrai statut/ On sera en sursis/ Toujours dans les mains des organismes sociaux/ Toujours à rendre des comptes.



1 commentaire:

  1. Nous voyageons comme vous, presque sur les mêmes chemins, pensionnaires de la "ville indolente". Heurtant le butoir, gare St-Charles, quinze ans déjà, dans une ville où nous sommes toujours bloqués, "tous les voyageurs descendent de voiture, etc, etc..." Que faire ? Se plonger dans les atlas, scruter les points cardinaux, interroger l'horizon, repartir... J'ai aussi connu ce que dans les manuels, on appelle 'Massif Central", tout le contraire d'ici, le vert, le gris, l'humidité des murs, la monotonie, les matins glacés, l'absence d'à peu près tout, l'éternité. Là-bas, pas de Bouddha doré, juste le silence.
    - JM 1313 -

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